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I

Bloc opératoire numéro 2

 

 

 

Mercredi 5 septembre 7 h 30 :  

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Yvan Dupuy se sentait des ailes. Sur le chariot, il glissait le long du couloir blanc dont il ne voyait défiler que le plafond. Ce n’était pas une sensation désagréable. Il se trouvait bien, sans douleur, sans inquiétude. À son arrivée dans sa chambre une infirmière était venue lui placer un trocart dans le bras droit. Elle lui avait fixé un goutte-à-goutte avec une poche dont il ignorait le contenu exact mais dont elle lui avait dit que c’était pour commencer à l’endormir. L’appareil semblait le suivre, candélabre mobile. On lui avait sûrement injecté un euphorisant, songeait-il, tant toute anxiété avait disparu. Car il faut bien l’avouer ce matin, accompagné de sa femme, il n’en menait pas large. Il s’était forcé à sourire pour se donner bonne contenance. Il ne pouvait ni ne voulait montrer son appréhension. Quand on est le PDG d’une si importante société, on ne peut pas montrer ses faiblesses ! « Ça y est, dans quelques heures je ne souffrirais plus ! » avait-il répété souvent, incapable de dire autre chose. Le chirurgien qui devait l’opérer avait la réputation d’être l’un des meilleurs scalpels de l’opération du rachis. Élargir le canal médullaire étroit qui le faisait tant souffrir et l’handicapait dans sa marche et les actions de la vie quotidienne était une opération classique pour le docteur Guichard qu’il réalisait par centaines chaque année. Yvan Dupuy avait pleinement confiance. Néanmoins, il n’avait pu ce matin empêcher une certaine crainte de s’insinuer dans son esprit. Quoi de plus normal après tout ? Dans toute opération, il y avait un risque. Yvan Dupuy de toute façon avait fait tout le nécessaire au cas où il lui arriverait quelque chose. Il avait été rassuré par toutes les démarches qu’il avait entreprises. Il avait verrouillé l’avenir de son entreprise.

Le brancard heurta une porte qui l’absorba. Le plafond était maintenant d’un bleu azuréen. Il était dans le bloc, le bloc numéro 2. Un bonnet vert pâle et un masque blanc se penchaient sur lui.

— Bonjour, monsieur Dupuy. Ça va ? Vous me reconnaissez ? Je suis le docteur Drivon. C’est moi qui vais vous endormir. 

— Ah, oui, dit Yvan Dupuy d’une voix qu’il eut lui-même des difficultés à reconnaître. Bonjour docteur. Le docteur Guichard est avec vous ?

— Oui, il est derrière vous !

Yvan Dupuy tenta de se retourner mais n’y arriva pas. Le chirurgien se plaça à ses côtés.

— Monsieur Dupuy, tout est prêt. Vous allez voir, tout se passera bien. Vous pourrez à nouveau galoper en sortant d’ici ! dit le chirurgien avec un grand sourire caché derrière son masque. Yvan Dupuy eut le temps de s’apercevoir que le chirurgien portait déjà ses lunettes-loupes devant les yeux.

Le brancard bougea un peu. Yvan Dupuy fut ébloui par la couronne lumineuse très intense de la lampe scialytique émettant une clarté qui n’engendrait pas d’ombre. On lui fixa des électrodes sur la poitrine et sur les jambes. Il sentait confusément que plusieurs personnes s’affairaient autour de lui. Son cœur battait plus vite qu’à l’ordinaire, il le sentait bien et ne pouvait s’en empêcher. « De toute façon, les dés en sont jetés, je ne pouvais plus supporter la douleur et devenais de plus en plus handicapé. Je dois bien ça à Chrys. Aléa jacta est », pensa-t-il.

— Tout est prêt, fit une voix féminine.

L’anesthésiste se pencha sur lui et lui appliqua un masque. 

— Inspirez profondément. Profitez-en, c’est de l’oxygène pur, respirez cet air d’une qualité rare ! Allez, je commence l’injection. À tout à l’heure, monsieur Dupuy, dit le docteur Drivon.

Il sentit le toubib lui saisir le bras. Il ne vit pas l’anesthésiste placer une seringue sur son trocart et ce fut instantanément le trou noir.

 

****

 

Chrystelle Dupuy tuait le temps. Les cent pas dans le couloir. Descente au rez-de-chaussée pour boire un café. Pouah ! pas meilleur qu’à l’entreprise ! Une heure et demie d’intervention, plus le réveil, il fallait bien attendre au moins trois à quatre heures si ce n’était plus. Elle n’avait presque rien d’autre à faire. Elle avait amené un polar « Le commissaire dans la truffière » de Pierre Magnan. Mais elle s’apercevait qu’elle n’avait pas l’attention nécessaire pour suivre l’intrigue. Elle avait choisi ce roman policier car elle en avait regardé l’adaptation à la télévision avec Victor Lanoux dans le rôle du commissaire Laviolette. Pas trop de morts brutales, une belle enquête de terroir, ça suffirait pour aujourd’hui compte tenu des circonstances. Juste une lecture pour se distraire avec plaisir et ne pas subir le temps qui passe. Bon, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. « De toute façon, il souffrait trop, se disait-elle. J’ai bon espoir ! »

Assise sur la chaise de la chambre elle fut réveillée en sursaut par le bouquin lui glissant des mains. Elle s’étira. Mais… je me suis assoupie ! C’est vrai que j’ai bien peu dormi ces dernières nuits. Bien évidemment, elle se faisait du souci pour son mari. Normal. L’opération pour être classique n’en était pas moins risquée. Il n’était plus de première jeunesse avec ses soixante-dix ans. Redeviendrait-il comme avant ? Comme il y a même deux ou trois ans avant que l’arthrose ne vienne l’handicaper ? Ou bien resterait-il amorphe, replié sur lui-même comme les dernières semaines ? L’avenir l’inquiétait un peu. Redeviendrait-il comme avant ? se répétait-elle. Comme lorsqu’elle l’avait rencontré. Voilà dix ans déjà. Elle n’avait que trente et un ans à l’époque. Elle avait été employée aux Tissus Dupuy comme commerciale. Elle avait apprécié l’ambiance de l’entreprise et s’y était épanouie tout en développant le commerce à l’international. C’est au cours d’une réception qu’elle avait croisé le regard d’Yvan. Elle avait discuté avec lui longuement, elle lui avait proposé des modifications du service commercial qui avaient enthousiasmé le chef d’entreprise. Il l’avait nommé presque de suite chef du service commercial. En fait si ce n’était pas un coup de foudre, ça y ressemblait étrangement ! Elle esquissa un sourire à cette évocation.

Yvan Dupuy avait alors tout changé dans son ancienne vie, pour elle ! C’était un bosseur ! À force de travail et d’innovations, l’entreprise était devenue numéro un en tissus élastiques pour la santé. Il y a cinq ans, ils s’étaient mariés. Tout n’avait pas fonctionné parfaitement tout le temps. Il n’y a pas de miracle. Tous les deux avaient en tête cette énorme différence d’âge. Il fallait qu’Yvan fasse des efforts pour rassurer Chrystelle. Il était persuadé qu’il lui fallait se maintenir en bonne santé physique pour que les années de vieillesse ne deviennent pas un fardeau insupportable pour elle. Et là, depuis que les douleurs au dos et aux jambes étaient apparues la situation s’était dégradée. Elle était convaincue qu’Yvan l’aimait. Mais cela suffirait-il ? Le calme de la situation de ce matin l’avait amené tout naturellement à s’interroger à nouveau. Elle n’aimait pas beaucoup que son esprit se préoccupe de telles questions ; seul l’avenir apporterait seulles vraies réponses. Elle redescendit prendre un autre café, puis sortit allumer une cigarette. Le ciel était gris mais il ne pleuvait pas. Il lui fallait masquer ses émotions, ses angoisses. Elle se devait de tenir son rang d’épouse du PDG des Tissus Dupuy.

 

****

 

Mercredi 5 septembre 10 heures :  

 

 

Une voiture de police vint se garer brusquement devant l’entrée de l’hôpital. Les policiers s’engouffrèrent dans l’accueil. Chrystelle Dupuy s’assit sur le rebord d’un bac à fleurs pour gagner du temps. Elle avait emporté le livre. Elle lut encore quelques pages d’un chapitre, regarda sa montre, alluma une clope, soupira à la fois pour expirer la fumée et parce qu’il restait encore plus d’une heure à attendre. Selon ses calculs, son mari devait se trouver en salle de réveil. Elle décida néanmoins qu’elle rejoindrait la chambre dans une demi-heure afin de ne pas manquer son retour.

Le délai atteint, elle alluma une autre cigarette. « Je fume trop depuis quelque temps mais ça va s’arranger », se dit-elle. Puis lentement, elle franchit le hall, se dirigea vers l’ascenseur. Elle n’avait pas refermé la porte de la chambre que le docteur Guichard apparut. Ses yeux regardaient le sol, ses mains s’agitaient le long de sa blouse. Il leva la tête vers madame Dupuy et la rabaissa de suite. Il toussota.

— Alors, docteur ? demanda-t-elle de suite avec une certaine inquiétude dans la voix.

— Heu… madame Dupuy, heu… l’opération s’est déroulée parfaitement, commença le chirurgien en bredouillant. Mais… heu… Comment annoncer ça ? Je ne m’y ferai jamais. On ne peut pas s’y faire, c’est impossible.

Chrystelle Dupuy sentit une bouffée de chaleur l’envahir brutalement et sa gorge se serrer. Elle fronça les sourcils, interrogative, submergée par l’inquiétude. Que se passe-t-il ? Je ne comprends rien. Où est Yvan ? les questions se bousculaient dans sa tête.

— Heu…, poursuivit le docteur.

Un policier venait d’apparaître au côté du toubib. 

— C’est quoi ça ? Un flic, le doc ? C’est n’importe quoi ! Et mon cœur qui s’emballe ! Mais enfin, il se passe quoi ? interrogea fiévreusement Chrystelle.

— Heu… oui, l’opération… heu…parfaite. Mais… heu… votre mari… je suis désolé, madame… heu… je suis navré… madame, votre mari ne s’est pas réveillé, finit-il par dire d’un trait comme soulagé d’avoir prononcé la fin de cette phrase.

— Il est… heu… vous voulez dire qu’il est mort ? demanda-t-elle dans un souffle, encore incrédule Comme un dernier et vain espoir. 

— Hélas, oui, madame. Tout s’était bien déroulé. Mais il nous a été impossible de le ranimer. Son cœur s’est arrêté d’un seul coup. On a tout tenté. Massages, défibrillateur, perfusion, adrénaline, intubation enfin tout. En vain. Il n’a pas souffert. Je suis absolument désolé, madame Dupuy. Un arrêt cardiaque brutal qui n’a rien à voir avec l’opération elle-même vraisemblablement. Nous avons tenté l’impossible pour le ranimer. Croyez-le bien.

Chrystelle Dupuy se laissa tomber sur le rebord du lit. La tête baissée, l’esprit en pagaille. Elle ne se redressa qu’au bout de longues minutes.

— Pourquoi… pourquoi ce policier ? demanda-t-elle.

— C’est normal, madame Dupuy, c’est la loi. Il va y avoir enquête pour déterminer la cause de ce… drame, répondit le docteur Guichard dont le regard évitait toujours de croiser celui de madame Dupuy.

— Oui, et alors ? La police ? Pourquoi la police ? répéta-t-elle inquiète.

— Il va y avoir autopsie par un médecin légiste, madame. Je suis navré, absolument navré. Ce n’est qu’après que le certificat d’inhumation sera remis. Un jour tout au plus. Ce soir peut-être même. Venez, ne restez pas là toute seule. Venez avec moi. Vous allez rencontrer une psychologue de l’hôpital. Venez, madame.

Chrystelle Dupuy restait immobile. Les deux hommes virent alors deux grosses larmes couler doucement de ses yeux, sans bruit, sans sanglot. Il fallait la laisser quelques instants sans la bousculer. Pour qu’elle commence peut-être à réaliser. Elle se leva mécaniquement, ne s’essuya pas les yeux, les lèvres serrées, le regard dans le vague. Elle suivit machinalement le chirurgien. L’impensable, l’improbable venait de se produire.

 

****

 

Dans la salle jouxtant le bloc opératoire numéro 2, la directrice de la clinique avait organisé une réunion d’urgence. Philippe Drivon, l’anesthésiste, relatait à nouveau méticuleusement tout ce qu’il avait fait, tous ses gestes minute par minute, seconde après seconde. Il prenait à témoin l’infirmière de bloc Lucile Gomez-Artacho. Rien ne s’avérait anormal, rien n’était hors du protocole qui définissait des doses adéquates, aucune erreur, aucune négligence ne lui apparaissait lorsqu’il se remémorait le déroulement de l’opération. 

— Il y a enquête, c’est la procédure normale obligatoire. Le légiste verra. La police également éventuellement, déclarait d’une voix mordante Laetitia Foucault la directrice de la clinique. C’est un arrêt cardiaque, alors ? Vous en êtes persuadés ? Vraiment sûrs ?

— Qu’est-ce que vous voulez que ce soit d’autre ? répondit Philippe Drivon d’une voix triste en haussant les épaules. Il avait gardé la tenue verte du bloc, le masque pendait sous son cou. Voulant se passer la main dans les cheveux sa charlotte en fut un peu de travers.

— Est-ce que quelque chose d’anormal s’est déroulé sans que vous y prêtiez attention ? insista-t-elle néanmoins.

— Non, rien, le monitoring a fonctionné normalement tout le temps. Aucune alerte. L’opération entière s’est déroulée comme prévu. C’est à la fin, après avoir recousu, alors qu’on allait débrancher la machine que le rythme cardiaque s’est mis à ralentir, reprit l’anesthésiste.

— Vous aviez fait toutes les analyses préalables ?

— Oui, totalement. Aucun problème cardiaque n’avait été décelé. On avait pris toutes les précautions, fait toutes les analyses, les tests, les examens, tout quoi.

— Alors, pourquoi cette crise soudaine, cet arrêt cardiaque imprévisible ?

Philippe Drivon haussa encore les épaules en signe d’incompréhension.

— Bon, heu… je m’en serais bien passée ! déclara la directrice d’une voix grinçante. La procédure est lancée. Le corps va être transporté à l’Institut Médico-Légal. J’espère que le légiste donnera vite l’autorisation d’inhumer. Et il a fallu que ça tombe sur ce patient ! C’est affreux pour la clinique. Il va y avoir des répercussions forcément même si aucune erreur n’a été commise.

— Oui, attendons. Il n’y a plus que ça à faire de toute façon. Mais pensons d’abord à monsieur Dupuy et à son épouse avant de parler de la clinique. Un peu de décence s’il vous plaît, dit l’anesthésiste choqué par les propos dénués d’humanité de la directrice.

— Ce soir, on devrait être fixé, reprit la directrice. Bon, rappelez-moi qui était au bloc. Vous Philippe Drivon, Stéphane Guichard, heu… au fait, il est où Stéphane ?

— Il est allé annoncer la nouvelle à madame Dupuy, répondit l’infirmière.

— Ah, OK. Il y avait toi, Lucile, comme infirmière de bloc et qui t’assistait ?

— Séverine Granger, répondit Lucile.

— Elle est où Séverine ?

— Elle s’occupe aussi de madame Dupuy avec la psy.

— Bon. Parce que c’est la procédure normale, le bloc reste sous scellés avec tout son matériel jusqu’à ce que l’enquête soit terminée, dit la directrice. J’en suis navrée. La police est intransigeante sur ce point et cela correspond également aux exigences de l’enquête interne.

— Ça va perturber grandement notre agenda, fit remarquer Philippe Drivon.

— Je n’y suis pour rien monsieur Drivon ! J’espère que ce soir il sera conclu à un arrêt cardiaque. On remettra alors le bloc en activité. Vous ferez une à deux interventions de plus chaque jour pour rattraper le retard. En deux ou trois jours le retard sera résorbé, se permit Laetitia Foucault d’une voix cinglante.

— Comme vous y allez ! Comme ça, deux op de plus par jour ! Mais c’est trois à quatre heures de boulot de plus ! Les risques dus à notre fatigue, vous en faites quoi ? On n’est pas des machines ! répliqua sèchement l’anesthésiste.

— Et c’est contraire aux conditions de travail prévues dans nos contrats ça ! insista l’infirmière.

— Peut-être, mais il faut que tout le monde fasse des efforts, on ne peut pas se permettre de prendre du retard ! Il faut se serrer les coudes ! Un peu de conscience professionnelle s’il vous plaît !

— C’est toujours les mêmes qui les font les efforts ! Et les patients ? S’ils étaient au courant des risques provoqués par une surcharge de travail, hein, que diraient-ils ? reprit Philippe Drivon.

— Nous verrons ça plus tard, monsieur Drivon. Pour le moment, il faut attendre pour savoir comment monsieur Dupuy est mort. Vous avouerez que c’est une situation dont je me serais bien passée. Le PDG des Tissus Dupuy, une renommée internationale ! Dans ma clinique ! Oui, voilà une publicité de mauvais aloi. Bonne journée quand même, madame, monsieur.

Madame Foucault tourna sur ses talons aiguilles et s’en alla martelant le sol à chaque pas.

— Il y en a des choses dont elle se serait bien passée ! Et nous… peut-être qu’on se passerait bien d’une telle administratrice qui ne connaît que la compta et les procédures ! dit Philippe Drivon énervé et tournant en rond comme un ours en cage dans la petite salle.

— Oh, Philippe ! Tu n’as pas toujours dit ça quand tu l’as mise dans ton lit ! s’exclama perfidement Lucile.

— Jalouse, Lucile ? fit l’anesthésiste avec un petit sourire narquois.

— Moi ? Pas du tout ! Tu te prends pour qui ? répliqua l’infirmière.

— Bon, tant mieux. Moi je vais voir Stéphane. Ciao, ma belle ! fit Philippe Drivon en quittant le bureau dans le froissement de sa blouse ouverte qui lui faisait comme des ailes.

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