I.
Réunion chez l’architecte
En cet après-midi du vendredi 27 avril 2012, la salle de réunion était presque un peu trop petite pour accueillir toutes les personnes qui se tassaient sur les chaises entourant la vaste table ovale en acajou. Jean-Charles Carlo de Charrette, patron de ce cabinet d’architecture stéphanois, toussa un peu pour installer le silence et pris la parole.
-Je vous remercie de vous être déplacés aussi nombreux. Vous savez tous le deuil cruel qui me frappe. Le meurtre de mon épouse est trop récent encore pour que j’aie retrouvé une certaine sérénité. Je sais que certains d’entre vous s’inquiètent et c’est pourquoi j’ai décidé de tous nous réunir quant à la conduite du projet immobilier en cours.
L’architecte s’arrêta et soupira avant de continuer à parler. Un silence respectueux emplissait la salle.
-Ils ont raison. J’ai besoin de temps pour recouvrer tous mes esprits. Il me faut en convenir. C’est votre confiance envers le cabinet, que nous avons fondé avec mon épouse Anne-Sophie, qui est en jeu.
L’architecte qui semblait perdu dans ses pensées s’arrêta à nouveau. Il se tourna lentement vers son voisin de droite avant de reprendre la parole.
-Voilà pourquoi, j’ai décidé de confier à mon fidèle bras droit, Florent Rival ici présent, le dossier qui nous occupe.
Un léger murmure parcourut l’assemblée. L’architecte Jean-Charles Carlo de Charrette reprit la parole.
-Madame, Messieurs, je vous en prie, vous pouvez avoir confiance en Florent Rival comme vous m’avez fait confiance et comme je crois en lui. C’est un homme intègre, professionnel. Désormais c’est votre interlocuteur pour ce projet. Je vous remercie de la confiance que vous avez placée en notre cabinet, tout particulièrement les deux donneurs d’ordre, maîtres d’ouvrage. Je remercie de leur présence ici Monsieur Luc Cambremer du groupe MultiProd de la grande distribution et monsieur Lucas Bouverat, directeur de la SIRA, Société Immobilière Rhône-Alpes. Soyez remerciés d’avoir sélectionné notre cabinet. Nous nous montrerons comme d’habitude à la hauteur des enjeux de votre projet, soyez-en sûrs.
Les deux personnes nommées hochèrent la tête en même temps.
-Madame, Messieurs, je crois que nous pouvons aborder les deux points qui ont motivé cette réunion. Pour ce faire je laisse la parole à Florent Rival. Cela vous permettra de constater qu’il connaît parfaitement le dossier, acheva l’architecte.
-Madame, Messieurs, je ne vais pas tourner autour du pot, comme on dit vulgairement. Nous avons à examiner un problème financier et un problème de non conformité au cahier des charges, commença sans attendre Florent Rival.
-Un problème financier ? fit à haute voix une personne de l’assemblée.
-Oui, Monsieur De Bertolis, répondit Florent Rival.
-Le problème n’est pas financier ! s’exclama Jean-Claude De Bertolis, directeur de la société ImmoSur, promoteur du projet. Uniquement de calendrier, c’est tout ! Il ne faut pas se tromper de cible ! Ma société a rigoureusement suivi le planning. S’il y a problème, et j’aimerai bien savoir lequel, je n’y suis pour rien, rien du tout !
-Le problème de calendrier existe en effet, mais il n’est, d’après ce que j’ai analysé, qu’un symptôme du problème financier. Je vais développer, répondit le jeune architecte.
-J’aimerais bien savoir, oui, c’est un peu fort tout de même. J’ai pris toutes les garanties financières, vous le savez bien, tant en secteur privé qu’en secteur public. Le groupe EuropaBüro n’est peut-être pas une garantie pour vous ? Le premier investisseur européen tout de même ! insista presque véhémentement le promoteur.
-Ce n’est pas la question monsieur De Bertolis. Nous connaissons le sérieux d’EuropaBüro, investisseur d’origine allemande dans lequel nous avons toute confiance. Mais, même si l’investisseur a les financements à hauteur des prévisions, il peut y avoir des retards de paiements qui provoquent des problèmes de trésorerie pour les entreprises du chantier s’ils ne sont pas déclenchés à temps.
-En effet, nous avons des difficultés à pouvoir réaliser dans les délais les paiements de nos fournisseurs, intervint d’une voix posée un homme au visage hâlé et sillonné de nombreuses rides et aux cheveux grisonnants presque blancs.
-Vous voyez, monsieur De Bertolis, monsieur Chatagnon, se plaint de ne pas avoir à temps les enveloppes lui permettant de régler ses fournisseurs. J’ai examiné minutieusement le dossier. Monsieur Chatagnon dit la vérité. Oui, monsieur Chatagnon ? Vous voulez faire une remarque ?
-Vous savez bien que ma société, la Ligérienne de Terrassements, a eu quelques difficultés financières passagères. Elle ne dispose que de peu d’avance de trésorerie, comme toutes les entreprises du bâtiment actuellement. Nous sommes étranglés de toutes parts et le nombre d’ouvertures de chantiers est en forte régression. Alors j’ai besoin de trésorerie pour assurer les cadences prévues !
-Oui, monsieur Chatagnon, reprit Florent Rival. Pouvoir vous assurer un flux nécessaire de trésorerie pour votre entreprise et pour les autres aussi d’ailleurs, est un des buts de cette réunion.
-Mais enfin, non ! s’exclama De Bertolis d’une voix forte, on paie par tranche, comme c’est la coutume ! Votre société, Chatagnon, n’aurait jamais due être choisie ! Elle n’a pas les reins assez solides.
-Monsieur De Bertolis, le choix de l’entreprise Chatagnon, entreprise locale, a été fait, je vous le rappelle et vous étiez présent, en accord avec les maîtres d’ouvrage et les pouvoirs publics. De plus, notre cabinet a maintes fois travaillé avec monsieur Chatagnon et a toujours été satisfait du travail effectué par la Société Ligérienne de Terrassements.
-Vous exagérez nettement monsieur Rival, remarqua alors la seule femme de l’assemblée. Je suis Maître Christine Tourvielhe, avocate représentant les intérêts du promoteur monsieur De Bertolis. Vous avez étudié le dossier mais aussi les comptes, je présume ? Vous avez dû voir que mis à part dans de très rares cas où il y a eu un retard inférieur à une quinzaine de jours, les demandes de financements aux banquiers ont été faites régulièrement au moment où il le fallait.
-Maître, j’imagine que nous n’avons pas eu le même dossier sous les yeux ! rétorqua Rival. Sur cinq tranches à débloquer actuellement, une ne l’est toujours pas et a un retard de plus d’un mois, deux autres ont eu dix et quinze jours de retard en effet, et vous oubliez que pour les deux premières nous avons dû intervenir déjà car le retard était de plus de trois semaines. Ces délais ont des conséquences fâcheuses pour monsieur Chatagnon et, par suite, provoque des retards sur le chantier.
-Voilà beaucoup de bruit autour de quelques retards bien faibles ! s’exclama l’avocate. Eh bien moi, j’aimerais aussi qu’il soit présent sur le chantier, monsieur Chatagnon, continua-t-elle d’une voix acerbe.
Un léger brouhaha parcourut l’assemblée, vite interrompu par la voix grave et forte de Fernand Chatagnon.
-Vous le savez tous depuis le début, ne faites pas les innocents. J’ai laissé ma place à mon gendre, Frédéric Plissiot ici présent. C’est lui qui va sur le chantier, madame ! Vous le savez, vous l’y avez déjà rencontré.
-Je crois qu’il est possible de rattraper le retard, enchaîna Frédéric Plissiot en prenant rapidement la parole. Oui, c’est moi qui suis le chantier et je m’y rends fréquemment, vous le savez bien. Nous nous sommes rencontrés déjà. Nous sommes capables d’augmenter les cadences, tout particulièrement actuellement pour finir les fondations. Il reste peu de semelle à couler. Il suffit que nous ayons les financements à temps.
-En effet, mais pour ce faire, continua Fernand Chatagnon, il faut anticiper nos investissements et qu’on reçoive les paiements nécessaires pour les honorer. Les fournisseurs ne font pas de cadeaux, vous le savez bien. Monsieur De Bertolis vous renouvelez sur ce projet les mêmes erreurs que vous avez commises dans d’autres pour lesquels vous étiez également promoteur. Vous voulez que je vous les rappelle ? Non ? A Montpellier, à Lyon aussi et dans d’autres villes. Combien d’entreprises avez-vous poussé à mettre la clé sous la porte faute de leur avoir donné à temps les moyens de trésorerie !
-C’est parfait comme attitude, bravo l’ambiance ! rétorqua De Bertolis
-Il n’est pas question ici de faire ressurgir les ragots concernant des prétendues erreurs du passé. D’ailleurs rien n’a pu être prouvé. Alors cessez vos calomnies ! intervint l’avocate.
-Madame, messieurs, je vous en prie, s’il vous plait, dit Florent Rival. J’ai bien noté, monsieur Plissiot, que vous étiez en mesure de rattraper le retard accumulé. C’est bien. Nous prenons tous note de votre engagement ici. Mais, il faut d’abord qu’ImmoSur verse immédiatement la cinquième tranche et même conjointement j’exige la sixième pour qu’on puisse assurer la continuité des travaux. Etes-vous prêts monsieur De Bertolis à signer cet engagement ?
-Oui, certes nous le sommes, mais nous voudrions que la société Chatagnon, la SLT, donc monsieur Plissiot, signe également l’engagement qu’il vient de proclamer, demanda l’avocate. Nous pensons qu’il n’y arrivera pas. Nous devons donc prendre des précautions.
-Je vous l’accorde, fit Rival.
-Si, nous le ferons, nous pourrons même travailler de nuit, répondit Frédéric Plissiot. Nous signerons.
-Pas si vite monsieur Plissiot, il reste un problème qui vous concerne, dit alors l’architecte Florent Rival.
-Lequel, s’il vous plait ? demanda, interloqué, le nouveau directeur de la SLT.
-J’ai dit en commençant qu’il y avait un problème financier qui avait des conséquences sur le calendrier. Je rappelle que nous sommes déjà mi-avril et le chantier accuse déjà plus d’un mois et demi de retard. C’est beaucoup, beaucoup trop. Le centre commercial construit pour la société de monsieur Cambremer doit être terminé, clos et couvert pour fin juillet. Et, monsieur Plissiot, j’en arrive au second problème, celui que j’ai appelé de non conformité et qui risque fort de provoquer encore plus de retard.
-De non conformité ? De quoi s’agit-il ? Nous avons suivi le cahier des charges à la lettre, fit Plissiot.
-La qualité du béton employé pour les semelles et les puits n’est pas conforme au cahier des charges, monsieur Plissiot. Vous vous souvenez, à la dernière réunion de chantier, ce matin même, je vous ai fait part de mes craintes. Les analyses du béton étaient en cours. Je viens d’avoir les résultats. Il n’y a aucun doute. Le pourcentage de sable est trop élevé.
-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? J’ai cru que vous plaisantiez ! réagit Frédéric Plissiot.
-Pas du tout, je ne plaisante hélas pas ! fit Florent Rival. Le béton coulé risque fort de se désagréger rapidement au cours du temps compte tenu de l’humidité naturelle du sol. Il contient un pourcentage de sable bien plus élevé que celui exigé par le cahier des charges. Voilà les faits monsieur Plissiot. Pas partout, je vous l’accorde, mais la semelle de la future galerie ouest du centre commercial présente ce défaut. Je vous rassure, les sondages faits ailleurs ont donné, quant à eux, des résultats conformes.
-Mais … mais c’est impossible ! Nous avons bien commandé le bon béton à Morticimenti, fit Plissiot d’une voix inquiète.
-Je les ai moi-même supervisées ! lança Fernand Chatagnon.
-Oui, monsieur Chatagnon, oui, monsieur Plissiot, j’ai vérifié les commandes, les vôtres. Ce que vous avez commandé est conforme en qualité et quantité. Rassurez-vous sur ce point, répondit Rival.
-Mais alors, c’est Morticimenti France qui est en cause ! fit Frédéric Plissiot.
-Oui, certainement, monsieur Plissiot, mais aussi vos contrôles à la livraison qui ont été inexistants. Ce n’est pas sérieux, monsieur Plissiot. C’est votre société qui conduit les travaux. Le chef de chantier a tout pouvoir pour effectuer les contrôles. Mais, monsieur Eliseo Albrisio, directeur de Morticimenti France a peut-être quelque chose à dire sur le sujet ? Monsieur Albrisio, que pouvez-vous nous dire ?
-Ben … yé suis lé prémier sourpris, fit le dénommé Eliseo Albrisio avec un fort accent italien. Yé ne comprends pas. Yé transmette les commandes à notre ousine. Yé toujours confiance à notre savoir faire. Yé ne comprends pas. Nous faisons touyours de la bonne qualitate.
-Il y a pourtant eu des dysfonctionnements, c’est sûr ! Au moins un manque de contrôle à la fabrication et à la réception. Monsieur Albrisio, monsieur Plissiot, je ne vois qu’une seule solution. Il faut casser la semelle non conforme et en recouler une. Est-ce que vous êtes d’accord ?
-Y’a pas autre chose à faire en effet, ok ! concéda Plissiot alors que Albrisio acquiesçait de la tête.
-Compte-tenu que ce sont vos entreprises qui ont failli en l’occurrence, le coût total de la rectification sera à votre charge exclusive, pour moitié pour chacun, conclut Rival d’un ton autoritaire. Béatrice notre secrétaire va rédiger tout ça. Vous signerez. Notre service juridique fera les envois à qui de droit. Monsieur Carlo de Charrette est fatigué, je vous propose de clore la réunion et de nous donner rendez-vous à la prochaine réunion de chantier. Merci madame, merci messieurs.
En sortant de la salle, Frédéric Plissiot s’approcha de Rival pour lui dire qu’il n’avait pas le temps de faire casser la semelle non conforme de l’aile ouest par son entreprise.
-Sous-traitez, monsieur, sous-traitez s’il le faut ! lança Rival, débrouillez-vous et faites vite, très vite !
-Sous-traiter ? Ah, non alors ! hurla à la face de son gendre Fernand Chatagnon qui avait entendu la discussion en aparté. C’est toi qui es en cause. C’est à toi de réparer, Frédéric, et à toi seul !